On lui avait bien dit que dans ce grand froid du pôle il lui arriverait peut-être d’avoir des hallucinations, comme l’équivalent des mirages au désert. Et il savait que l’Homme n’est pas fait pour vivre dans ces températures extrêmes. Pourtant il était parti, seul, avec ses chiens tirant deux traîneaux, l’un pour lui, l’autre pour le matériel scientifique.
Il était parti sans crainte, à la fois parce que cette expédition avait été minutieusement préparée, et parce que le but qu’il s’était fixé lui rendait négligeables les difficultés et les souffrances qu’il pourrait endurer. Il n’était qu’un homme, parmi des milliards d’autres, et sa survie lui semblait négligeable, pourvu qu’avant sa disparition il ait mené à bien sa mission, qui était de déterminer quelle était encore l’épaisseur de la banquise, et en combien d’années elle achèverait de fondre. Il espérait bien, d’ailleurs, qu’elle ne disparaîtrait pas comme c’était hélas devenu prévisible. Il espérait que les autres hommes, finalement, prendraient conscience de la nécessité de sauver cette si belle planète, si variée, qu’ils étaient en train de détruire.
Donc, il avait eu froid, faim, avait souffert de solitude malgré ses chiens, mais il avait continué. Il ne savait même plus la date du jour, à peine l’heure car la nuit ne venait jamais en ce point extrême. Quasiment il ne pensait plus, il agissait en automate.
C’est dans ce vide de son esprit que l’hallucination avait fait son nid. Dans ce vide une voix parlait. Une voix totalement inconnue, qui l’appelait par son prénom : Jean-Louis. Cette voix répétait ce seul mot, comme attendant une réponse. Et Jean-Louis ne voulait pas répondre car, sa pensée remise en service, il songeait que répondre c’était consentir à devenir fou. Mais la voix le poursuivit même dans ce moment d’inaction qu’il devait, chaque jour, consacrer à son sommeil. JEAN-LOUIS, JEAN-LOUIS. Il se boucha les oreilles, ce qui ne servit pas à éteindre la voix. Et il finit par répondre, agacé :
- Oui, c’est moi, Jean-Louis. Qui es-tu ? Que me veux-tu ?
La voix reprit, un peu plus bas :
- Tu ne vas pas me croire. Je suis Dieu.
Jean-Louis de mit à rire :
- Effectivement, je ne vous crois pas. Car vous semblez nous avoir abandonnés.
- Mais croire que je vous ai abandonnés, Jean-Louis, c’est déjà croire que j’existe.
- Peut-être.
- Je ne vous ai pas abandonnés. Je vous ai regardés vivre, après que je vous ai donné cette 2° chance, après le Déluge. Mais vous ne semblez pas avoir compris la leçon et vous vous êtes conduits de plus en plus mal. Vous vous êtes combattus les uns les autres, vous avez réduit le territoire de l’Animal, vous comportant en maîtres du Monde. Et le Monde meurt à cause de vous.
Jean-Louis l’interrompit :
- Là-dessus, je suis bien d’accord avec vous. Et c’est à cause de ce constat que je suis ici.
- Je sais, je sais. Et tu me sembles mériter quelque récompense.
- Réussir à sauver la Terre ?
- Il est un peu tard. Et vous n’êtes pas assez nombreux à agir comme toi.
- Alors que va-t-il se passer, Monsieur notre Créateur ? Car je suppose que si Vous êtes venu m’interpeller si loin de votre Paradis, ce n’est pas uniquement pour le plaisir de prononcer mon nom.
- En effet.
Il y eut un temps de silence, que Jean-Louis respecta. Dieu reprit :
- En effet. Je vais envoyer un second déluge. L’Humanité a mis l’eau en péril. Elle sera punie par l’eau. Je ne sauverai que quelques justes comme toi, qui auront pour mission, tel Noé, de préserver les derniers animaux. Regarde : déjà, ceux que je te confie arrivent vers toi.
La voix se tut. Jean-Louis se demanda s’il n’avait pas rêvé. Mais ses chiens grondaient, comme si quelque chose d’anormal se produisait. Il sembla à Jean-Louis que la glace tremblait légèrement. Il pensa qu’il allait mourir. Mais il se trompait, car sur la glace, arrivaient vers lui un couple de manchots, un couple de phoques, deux ours blancs. Et plus loin, dans l’eau, il entendit chanter des baleines.
Les manchots, les phoques et les ours, qui ordinairement s’entre-dévoraient, se couchèrent contre les chiens, qui eux-mêmes avaient fait cercle autour de Jean-Louis, pour lui tenir chaud pendant quarante jours.
Simone Arese
11 mai 2007